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« Non, La Bousille, ce n’est pas à la taille de ses mamelles qu’on peut savoir si une femme possède ou non une nature passionnée. » Finaud se rencogna contre le mur, les bras croisés derrière la nuque comme un homme sur le point de dévoiler un savoir précieux.
« Alors à quoi peut-on se fier, Finaud ? demanda La Bousille, en se penchant en avant comme un homme sur le point d’absorber ce savoir.
— Aux poils, La Bousille. Plus une femme est velue, plus elle en réclame. Prends la vieille veuve Harpit. Elle a les bras poilus comme le cul d’une chèvre, et tu ne trouveras pas plus chaude dans tout le château.
— Sauf que la veuve Harpit n’est pas précisément une beauté, Finaud. Elle a plus de moustache que moi.
— Tout juste, La Bousille ! Heureux celui qui aura la chance de partager sa couche. » Finaud sourit malicieusement et but une grande gorgée de bière. « Et ta Nelly, est-elle poilue ?
— Ses bras sont aussi lisses que du beurre frais.
— Pas de chance pour toi, La Bousille ! »
Les deux hommes s’esclaffèrent de bon cœur. Finaud remplit les chopes et ils se détendirent un moment en sirotant leur bière. Après un matin glacial à patrouiller aux abords du château, ils n’aimaient rien tant que s’asseoir devant une bonne bière pour échanger des grivoiseries et des commérages.
« Au fait, Finaud, la nuit dernière, pendant que je me soulageais derrière un massif, j’ai entendu messire Maybor s’exciter drôlement contre sa fille. Il l’a même giflée.
— Maybor a changé ces derniers temps. Depuis cette fichue guerre avec les Halcus, il est devenu mauvais, colérique – on ne sait jamais ce qui va lui passer par la tête. » Les deux hommes se retournèrent en entendant des pas.
« Tiens, voilà le petit Jack. Jack, mon gars, tu veux une chope de bière ?
— Je ne peux pas, La Bousille, je n’ai pas le temps.
— Si tas dans l’idée de courir la gueuse, Jack, dit Finaud, tu ferais mieux de brosser cette farine dans tes cheveux. »
Jack lui adressa un grand sourire. « C’est fait exprès, Finaud. Je veux que les filles me croient en âge de grisonner – comme vous deux ! »
Jack n’attendit pas la réponse du garde. Il se rendait chez Baralis et il était en retard, comme d’habitude. Le chancelier du roi le faisait travailler d’arrache-pied ces derniers temps ; il se retrouvait souvent en train d’écrire jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Jack soupçonnait que, devant bientôt renvoyer à son propriétaire la bibliothèque qu’il reproduisait, Baralis tenait à voir copier ce qui en restait jusqu’à la dernière page, aussi vite que possible. En conséquence, Jack consacrait désormais ses journées à cuire le pain et ses nuits à faire le scribe. N’ayant guère la possibilité de se reposer, il avait failli s’endormir plus d’une fois sur son pupitre.
Jack avait découvert qu’écrire devenait plus facile avec la pratique. Si au début il parvenait à peine à recopier une page par jour, il avait progressé avec le temps et réussissait désormais à produire jusqu’à dix pages par séance.
Jack entretenait un coupable secret. Depuis quelques années déjà, il était capable de comprendre chaque mot qu’il traçait. Cinq ans avaient passé depuis que Baralis l’avait embauché comme scribe aveugle ; mais Jack y voyait clair, désormais.
Au bout de trois lunes au service du chancelier, Jack avait commencé à repérer des schémas dans les mots et les symboles. Le tournant avait eu lieu un an plus tard, quand Baralis l’avait chargé de recopier un livre rempli d’images d’animaux. Chaque illustration était soigneusement sous-titrée ; Jack reconnut bon nombre des créatures qu’elles figuraient – des chauves-souris, des ours, des souris. Il comprit alors que les lettres sous les images correspondaient au nom des animaux et, graduellement, se mit à identifier quelques mots simples : des noms d’oiseaux, de fleurs, d’animaux…
Avec le temps, Jack en avait appris d’autres – des mots de liaison ou descriptifs, des termes qui constituaient la base du langage. Dès lors il avait progressé rapidement, toujours avide d’apprendre. Il découvrit dans la collection de Baralis un ouvrage entièrement consacré à la signification des mots. Oh, comme il aurait aimé l’emporter avec lui aux cuisines ! Mais Baralis n’était pas homme à concéder une faveur à la légère, et Jack n’osa pas demander.
Ces dernières années il avait donc lu tout ce qu’il avait copié
— des livres traitant de contrées lointaines, de peuples anciens, d’antiques héros. Il ne saisissait pas grand-chose, d’autant que la moitié des textes étaient rédigés dans des langues inconnues ou d’étranges symboles qu’il ne saurait jamais déchiffrer. Mais ce qu’il comprenait lui donnait des fourmis dans les jambes.
Les ouvrages sur ces lieux éloignés faisaient naître en lui des envies de voyage. Jack rêvait d’explorer les cavernes d’Isro, de descendre en bateau le cours impétueux du Silbur, de combattre dans les rues de Brennes. Ses rêves étaient si intenses qu’il lui semblait humer le parfum de l’encens, sentir les embruns sur sa joue et lire la défaite dans les yeux de ses adversaires. Certains soirs, quand le ciel scintillait d’étoiles et que le monde paraissait sans fin, Jack devait lutter contre le besoin de partir. Son désir de quitter le château était si vif qu’il en devenait palpable – comme une pression de plus en plus forte qui s’accumulait en lui.
Généralement, au petit matin, la pression était retombée. Mais le regard de Jack s’égarait de plus en plus souvent vers la carte clouée au mur de l’étude. Il contemplait l’immensité des Terres connues en se demandant ce qu’il visiterait d’abord. Le Nord, par-delà les montagnes, dans les étendues glacées ? Le Sud, à travers les plaines, dans des contrées exotiques et interdites ? Ou encore l’Est, où se trouvait le pouvoir ? Il avait besoin d’une destination. En suivant des yeux les méandres de la carte, il regrettait d’ignorer le lieu de naissance de sa mère, car il aurait certainement commencé par là.
Pourquoi lui avait-elle dissimulé tant de choses ? Qu’avait-elle eu à cacher dans son passé ? Enfant, Jack avait cru que la honte retenait sa langue ; il se demandait maintenant si ce n’était pas plutôt la peur. Il avait neuf ans à la mort de sa mère ; l’un des souvenirs les plus nets qui lui restait d’elle était l’insistance qu’elle mettait à se rendre chaque matin aux portes du château pour voir arriver les visiteurs. Ils montaient bras dessus bras dessous au sommet des remparts, d’où l’on avait une vue imprenable sur tous ceux qui se présentaient à l’entrée. C’était le moment de la journée qu’il préférait ; il aimait se retrouver au grand air, à observer les centaines de gens qui franchissaient les portes.
Il y avait là des émissaires avec leurs suites, des seigneurs et leurs dames sur des palefrois blancs, de riches marchands d’Annis ou de Brennes, des fermiers et des rémouleurs des bourgs voisins.
Pour le distraire, sa mère lui désignait les visiteurs importants, en lui expliquant de qui il s’agissait. A posteriori, sa connaissance des affaires de Harvell et de ses rivales nordiques le frappait ; elle se tenait au courant de tout, suivant de près la politique et les intrigues locales. Pendant des années, Jack l’avait crue motivée par la seule curiosité. Mais cette curiosité n’aurait pas poussé une femme mourante, à peine capable de marcher, à se hisser chaque jour en haut des remparts pour examiner le visage des étrangers.
C’était la peur qui marquait les traits de sa mère dans ces moments-là. Oh, elle tentait bien de s’en cacher. Elle avait une centaine d’anecdotes aux lèvres pour détourner l’esprit de Jack du froid et des vraies raisons qui les conduisaient là. Elle avait bien failli réussir, d’ailleurs. Mais il se rappelait encore la pression de ses doigts sur son bras, la tension subtile qu’elle trahissait.
Quelles avaient été les raisons de cette surveillance ? De cette crainte des étrangers ? Pour le savoir, il devait d’abord découvrir où sa mère était née. Elle ne lui avait jamais rien raconté de son passé, ce qui ne lui laissait pas la moindre piste. Il ignorait tout d’elle, hormis qu’elle n’était pas originaire des Quatre Royaumes et qu’elle passait pour une catin. Durant les longues nuits où le sommeil le fuyait, Jack rêvait de partir tel un preux chevalier en quête de ses origines et de trouver la vérité derrière toutes ces angoisses.
Rêver s’avérait agréable, mais la réalité de la vie au château avait tôt fait de reprendre le dessus. Si les nuits enflammaient son imagination, le jour avait tôt fait de l’éteindre. Qu’était-il, sinon un simple mitron ? Il n’avait aucun talent, aucun avenir et pas un sou vaillant. Château Harvell représentait son unique horizon ; en le quittant, il renoncerait à tout. Jack avait vu comment on traitait les mendiants au château – on leur crachait à la figure, on les tournait en ridicule. Celui qui ne pouvait se réclamer de rien valait moins que la plus humble laveuse de vaisselle. Et si Jack quittait les royaumes pour finir sans le sou, méprisé de tous, sur une terre étrangère ? Au moins le château le protégeait-il d’un tel échec ; entre ses murs, il aurait toujours un lit, de quoi manger et de joyeux compagnons avec qui partager une bonne plaisanterie.
En gravissant l’escalier qui menait aux appartements de Baralis, Jack ne put s’empêcher de songer qu’un toit et un feu ne constituaient pas des raisons bien glorieuses de rester.
Baralis n’était pas mécontent de la tournure des événements de ces cinq dernières années. Le pays restait empêtré dans une guerre désastreuse, une guerre qui sapait l’énergie et les ressources du Halcus autant que celles des Quatre Royaumes. Des batailles sanglantes avaient été livrées, entraînant de lourdes pertes dans les deux camps. Quand l’un des deux partis semblait prendre l’avantage, l’autre recevait soudain une aide inattendue ; des oreilles attentives surprenaient des renseignements sur la tactique adverse, le détail de certaines routes d’approvisionnement tombait entre de mauvaises mains, ou bien c’était le site d’une embuscade possible qu’on dévoilait à des yeux hostiles. Inutile de dire que Baralis se trouvait derrière chacune de ces trahisons.
Une telle impasse lui convenait parfaitement. Aussi longtemps que l’attention du pays persistait à se tourner vers l’est, Baralis avait toute liberté pour intriguer et avancer ses pions à la cour.
Sirotant une bière chaude épicée pour faire taire la douleur dans ses doigts, il réfléchissait à la condition du roi. Ce dernier n’était plus le même depuis qu’il avait reçu cette flèche dans l’épaule ; la plaie s’était refermée au bout de quelques mois, mais il demeurait gravement affaibli, incapable de remonter à cheval. Sa vivacité d’esprit avait également souffert – non qu’il eût jamais été un grand penseur, songea Baralis avec dédain. Peut-être même avait-il eu la main trop légère avec son poison, le jour de la chasse : après tout, Lesketh parvenait encore à se rappeler son nom !
L’état de santé du roi n’était jamais mentionné ouvertement à la cour. Ceux qui l’évoquaient le faisaient à voix basse, dans l’intimité de leurs appartements : on n’abordait pas un tel sujet à la légère. La reine Arinalda considérait ces discussions comme une trahison. Elle avait pris les rênes officieuses du royaume, et Baralis convenait à contrecœur qu’elle faisait une bien meilleure souveraine que son imbécile d’époux obsédé par la chasse.
La reine avait su maintenir un équilibre délicat ; grâce à ses efforts, les Quatre Royaumes n’étaient pas perçus comme un pays faible, privé de chef. Elle avait préservé des liens diplomatiques avec Brennes et Haute-Muraille, et même conclu un accord commercial historique avec Lambois. Les Halcus écumaient devant sa réussite ; mais elle avait montré assez de sagesse dans la retenue comme dans la force pour ne pas leur donner trop de motifs d’inquiétude – de peur qu’ils ne se mettent en quête d’alliés et que la guerre n’échappe au contrôle des deux pays.
Ce jour-là, Baralis réglait une question restée en suspens après l’attentat contre le roi. Messire Maybor représentait une épine dans son pied depuis des années. L’homme regrettait de toute évidence le rôle qu’il avait joué dans l’accident de chasse, et le chancelier craignait de le voir un jour se retourner contre lui, avec tous les risques de chantage et autres désagréments que cela comportait. Baralis détestait devoir se méfier de qui que ce soit.
Et il se préoccupait de ce seigneur ventripotent pour une tout autre raison. Maybor comptait proposer des fiançailles entre sa fille, Melliandra, et le fils unique de la reine, le prince Kylock. Baralis n’avait aucunement l’intention de permettre une telle union : il avait ses propres plans pour l’héritier du roi.
« Craupe ! appela-t-il, impatient de se débarrasser de ce problème.
— Oui, maître. » L’immense serviteur s’approcha, masquant la lumière sur son passage. Il glissa avec maladresse sa sempiternelle petite boîte peinte dans sa tunique.
« Descends aux cuisines et rapporte-moi du vin.
— Il y en a déjà ici. Je vais vous servir. » Craupe tendit la main vers le cruchon de vin.
« Mais non, espèce de crétin, pas celui-là. Maintenant, écoute-moi bien car je sais que tu risques d’oublier. » Baralis poursuivit lentement, articulant chaque mot : « Je veux un carafon de lobanfern rouge. Tu t’en souviendras ?
— Oui, maître, mais vous dites toujours que le lobanfern rouge a un goût de pisse de chienne.
— Ce n’est pas pour moi, sombre imbécile. C’est pour un cadeau. » Baralis se leva en lissant ses robes de soie noire. Il regarda Craupe quitter la pièce et ajouta à mi-voix : « Il paraît que messire Maybor raffole du lobanfern rouge. »
Craupe revint peu après avec un carafon de vin. Baralis le lui arracha des mains. « Laisse-moi, maintenant. » Baralis déboucha le récipient, flaira son contenu et fit la grimace ; seul un barbare pouvait apprécier un breuvage aussi écœurant.
Carafon à la main, il marcha jusqu’à une tapisserie murale, l’écarta, appuya sur une pierre bien précise et pénétra dans son étude privée. Personne à part lui n’en connaissait l’existence. C’était là qu’il se livrait à ses travaux secrets, rédigeait ses lettres confidentielles et fabriquait ses poisons.
Le poison figurait en effet parmi les spécialités de Baralis. Depuis qu’il avait eu accès à la bibliothèque de Tavalisc – lui-même empoisonneur de grand renom –, le chancelier avait d’ailleurs considérablement affiné ses talents. Il comprenait maintenant que la mixture qu’il avait employée pour la flèche du roi était la plus fruste des potions.
Baralis savait désormais préparer des compositions infiniment plus subtiles, moins décelables et aux effets beaucoup plus variés. Seuls des empoisonneurs de pacotille s’imaginaient que leur produit n’avait d’autre finalité que la mort ou l’infirmité. Non, le poison avait bien des usages : il pouvait entraîner une lente dégradation des capacités sur plusieurs années, reproduire à la perfection les symptômes d’une affection précise, corrompre un esprit sain et le rendre malade, affaiblir le cœur au point qu’il cesse de battre de lui-même, ou encore paralyser le corps tout en gardant l’esprit parfaitement lucide.
Le poison pouvait priver un homme de sa virilité, de sa mémoire et même de sa jeunesse ; ou encore entraver le développement d’un enfant, voire, dans le cas de la reine, prévenir sa conception.
Cela dépendait uniquement de l’art de l’empoisonneur – un art dans lequel Baralis était passé maître.
Il s’approcha de son bureau en bois massif où s’étalait toute une batterie de fioles et de récipients. La plupart des préparations agissaient avec davantage d’efficacité lorsqu’elles étaient fraîches
— comme pour les hommes, leur puissance s’étiolait avec le temps. Baralis sourit intérieurement : il était temps de se mettre aux fourneaux.
Tavalisc tenait un mouchoir parfumé contre son nez lorsqu’il pénétra dans la cellule humide et étriquée ; ces endroits dégageaient toujours une odeur des plus déplaisantes. Il venait d’avaler un délicieux repas de faisane rôtie fourrée avec ses propres œufs, un plat vraiment remarquable dont la saveur lui chatouillait encore les papilles et faisait saliver sa langue charnue. Malheureusement, le goût de l’oiseau n’était pas seul à s’attarder dans sa bouche ; un fragment de chair tenace restait coincé entre ses dents. Tavalisc sortit de sa robe un mince cure-dents en argent et délogea adroitement le morceau importun.
Aux yeux de l’archevêque, faire souffrir et manger se complétaient à la perfection ; il ne connaissait rien de plus agréable qu’une petite séance de torture après un bon repas.
Il contempla le prisonnier sans émotion. Le jeune homme était enchaîné au mur par les mains, les pieds quasiment décollés du sol. Tavalisc devait admettre qu’il manifestait une résistance hors du commun à la douleur. Voilà un an qu’il était tenu au secret dans ce cachot. Une telle épreuve aurait suffi à tuer n’importe qui ; mais cet homme se révélait des plus exceptionnels.
Tavalisc avait supervisé personnellement son programme d’interrogatoire. Il croyait posséder un don inné pour la torture. Le prisonnier se montrait-il reconnaissant de ses efforts ? Que nenni. Il n’avait même pas eu la décence de succomber à ses tourments. Les brûlures sur la plante des pieds s’étaient montrées infructueuses, tout comme la privation de nourriture ou l’élongation des bras et des poignets. La torture favorite de l’archevêque
— des pointes chauffées à blanc dans la chair tendre – n’avait rien donné non plus. Il avait veillé à ne pas occasionner trop de dégâts, cependant, voire à faire preuve d’une retenue incontestable ; il avait à son répertoire des châtiments bien pires.
Il ne tenait pas à infliger une invalidité définitive à son prisonnier, dont le bras portait la marque des chevaliers de Valdis – deux disques l’un dans l’autre, signifiant qu’il avait déjà atteint le cercle médian en dépit de son âge. Hélas, le jeune homme avait vieilli depuis qu’il se trouvait entre ses mains. Ses cheveux blonds n’avaient plus le même éclat, ni sa joue la même douceur.
Tout cela ne présentait guère d’intérêt aux yeux de Tavalisc. Seule lui importait la mission du jeune homme. Avant son arrestation le chevalier fouinait partout, posant mille questions, à la recherche de quelqu’un – un garçon, selon ses dires. Quand les espions l’avaient amené pieds et poings liés devant leur maître, il avait refusé de parler.
Un détail indiquait pourtant qu’il se trouvait impliqué dans une affaire importante : au moment de sa capture, il avait en sa possession une outre de lacus qui portait la marque de Bevlin. Tavalisc était bien décidé à découvrir le lien entre le chevalier et le guérisseur.
La plupart des gens considéraient Bevlin comme un vieux fou, mais Tavalisc préférait lui accorder le bénéfice du doute. Dix-huit ans plus tôt, un phénomène extraordinaire avait embrasé le ciel nocturne. Tavalisc lui-même en avait entendu parler. Beaucoup y avaient vu un signe de bonnes récoltes pour les cinq années suivantes. Et de fait, Rorne n’avait pas connu une seule mauvaise année depuis – même si c’était de l’or et non du grain qu’on récoltait dans cette belle cité. Cela mis à part, Tavalisc pressentait que le phénomène revêtait une signification bien différente que Bevlin, d’une manière ou d’une autre, avait réussi à découvrir. Le guérisseur s’était répandu en divagations, parlant de fin du monde et d’anéantissement. Personne n’y avait prêté attention, à l’exception de Tavalisc ; il lui paraissait prudent de garder un œil sur les agissements des guérisseurs – à l’instar des oiseaux, ils sentaient toujours approcher l’orage. Si le prisonnier qui se tenait devant lui était bien en mission pour Bevlin, Tavalisc entendait découvrir le fin mot de l’histoire.
Ces derniers temps, il commençait à se lasser du mutisme de son prisonnier. Il avait donc décidé d’employer un autre moyen pour apprendre qui il cherchait, et pourquoi. Voilà ce qui l’amenait ce jour-là. Il allait relâcher son prisonnier, et n’aurait plus qu’à le faire suivre ; le chevalier le conduirait aux réponses qu’il cherchait.
« Libérez cet homme et donnez-lui à boire », ordonna Tavalisc en baissant son mouchoir en soie. Les gardes firent sauter à coups de marteau les chevilles qui maintenaient ses menottes et le prisonnier glissa sur le sol.
« Il a perdu connaissance, Votre Éminence.
— Je le vois bien. Emportez-le et abandonnez-le en ville.
— En quel endroit, Votre Éminence ? »
Tavalisc réfléchit un moment ; un sourire malicieux s’étala sur ses lèvres charnues. « Le quartier des putains conviendra à merveille. »
La cité de Rorne pouvait s’enorgueillir de posséder le plus vaste quartier des putains du monde connu. On chuchotait qu’il n’existait aucun plaisir imaginable, si illégal ou bizarre soit-il, qui ne puisse s’y acheter.
Le quartier était le refuge des misérables et des désespérés : des fillettes âgées d’à peine onze étés y battaient la semelle, des mendiants ravagés par la maladie s’y rencontraient à tous les coins. Détrousseurs et coupe-jarrets guettaient dans l’ombre une occasion de soulager de sa bourse ou de sa vie le passant inconscient. Armes, poison, renseignements, on pouvait tout acheter dans les innombrables auberges et tavernes qui prospéraient au détour des rues crasseuses.
Ces rue jonchées d’immondices et de débris végétaux dégageaient une telle puanteur qu’on y reconnaissait les étrangers, disait-on, au mouchoir dont ils se bouchaient le nez. Il n’était guère prudent de passer pour un visiteur dans ce quartier. Les étrangers constituaient des proies faciles pour les escrocs et les malandrins ; ils appelaient pour ainsi dire le brigandage ou l’escroquerie. Et pourtant ils venaient, attirés par la promesse de plaisirs interdits et le frisson du danger. Jeunes aristocrates et marchands sans histoires se retrouvaient dans le quartier à la tombée de la nuit, pour jouer, trouver une femme… ou les deux.
L’odeur âcre des excréments fut la première chose dont il prit conscience. La seconde fut la douleur : insupportable, nouant le moindre de ses muscles. Il essaya de s’en arracher, de se diriger vers la lumière qu’il entrevoyait, mais, trop faible, il s’enfonça en tournoyant dans les ténèbres et découvrit qu’elles aussi étaient taillées dans la souffrance.
Son rêve revint le tourmenter une fois encore. Il se trouvait dans une pièce étroite, un bébé dans les bras. Deux enfants se tenaient près du feu ; deux fillettes aux cheveux d’or et aux joues roses, qui lui souriaient. La porte s’ouvrit et quelque chose scintilla sur le seuil. L’éclat de l’apparition éclipsa la lueur du feu, mais pas sa chaleur. En tendant la main vers elle, il laissa échapper le bébé. Il franchit la porte, qui se referma derrière lui. La vision s’enfuit, se réduisant à une tête d’épingle à l’horizon, et il se retourna vers la porte. Mais cette dernière refusait de s’ouvrir. En dépit de tous ses efforts, il était incapable de retourner à l’intérieur auprès des enfants. De désespoir, il se jeta contre la porte ; son corps se heurta à un roc.
Il s’éveilla en sursaut, un filet de sueur aux coins de la bouche. Un air inhabituel emplissait ses poumons. Il prit peur. Lui qui s’était accoutumé à sa cellule se voyait maintenant privé du maigre réconfort de la familiarité.
Quand l’avait-on relâché ? Il se rappelait à peine la dernière fois qu’il avait senti la froide caresse de l’eau contre ses lèvres. Un détail se présentait avec clarté à son esprit, cependant, son nom : Taol. Il s’appelait Taol – mais ça ne pouvait être tout : il avait forcément été Taol de quelque part ou de quelque chose. En lui remonta un vague souvenir sur lequel il s’efforça de se concentrer, en vain ; impossible de se rappeler. Il était seulement Taol, qu’on avait emprisonné et qui se retrouvait libre.
Il obligea son esprit à regagner le présent et fit un bref tour d’horizon : il gisait, seul, au milieu d’une ruelle entre deux grands bâtiments, dans une brise glaciale.
Une onde de douleur le parcourut quand il tenta de bouger. Son bras nu portait deux cercles l’un dans l’autre. Cette marque lui était familière, elle avait une signification, mais il avait oublié laquelle. Taol leva la tête en entendant des bruits de voix.
« Ne t’approche pas de lui, Mégane. Il a l’air mal en point.
— La paix, Wenna. Je vais où j’en ai envie.
— Tu n’en tireras pas un sou. Il est pas en état. »
Taol, incapable de faire quoi que ce soit d’autre, regarda une des jeunes filles approcher. Un instant plus tard, son amie la rejoignait ; leurs regards scrutateurs le mirent mal à l’aise.
« Il empeste. On dirait qu’il ne s’est pas lavé depuis un an.
— Chut, Wenna, il pourrait t’entendre. Regarde, il a les yeux ouverts ! » La dénommée Mégane eut un petit sourire. « Il n’est pas comme les hommes qu’on rencontre par ici.
— Il a l’air à moitié mort, non ? Pour moi, il est comme tous les autres.
— Non, il est jeune et il a les cheveux blonds. » La fille haussa les épaules, comme pour excuser sa propre folie. « Il y a quelque chose en lui… Écoute, Wenna, il essaie de parler. » Taol n’avait rien dit depuis de nombreux mois ; il ne put émettre qu’un faible murmure.
« Je crois qu’il essaie de nous dire son nom. Taorc, ou Taol.
— Mégane, viens donc avant de nous attirer des ennuis. Tu as raison, il n’est pas comme les autres et cela ne me dit rien qui vaille. » Wenna tira son amie par le bras, mais celle-ci refusa de bouger.
« Pars si tu veux, Wenna ; moi, je ne le laisse pas ici tout seul. Il risquerait de mourir avant la fin de la nuit.
— Ça, ma fille, ce n’est pas mon problème. Je m’en vais. Je suis en train de perdre un temps précieux au lieu de gagner de l’argent. Et s’il y avait deux sous de bon sens dans cette jolie tête, tu ferais comme moi. » Là-dessus, elle s’éloigna à grands pas, laissant sa cadette seule avec Taol.
Ce dernier tenta encore de lever son bras, que cette fois la fille attrapa. « Attends, laisse-moi t’aider. » Elle aperçut la marque.
« Tiens, c’est curieux, je n’avais jamais vu des cercles de chevalier barrés d'une cicatrice. » Taol tenta de se mettre debout avec son aide mais retomba aussitôt. Il ne tenait pas sur ses jambes ; ses muscles n’avaient plus aucune énergie. « Oh, misère. Allez, essaie encore. J’habite tout près. Il y a juste à marcher un peu. » Taol refit une tentative, en s’appuyant plus franchement sur sa compagne. Pour une fille aussi frêle, elle s’avéra étonnamment forte.
« Courage, lui dit-elle. C’est à deux pas. Nous y serons bientôt. » Taol se traîna à ses côtés, tâchant de maîtriser la douleur.
Baralis versa délicatement quatre gouttes de son poison rose dans le carafon. Le produit dessina des rides à la surface du vin, puis s’éclaircit ; bientôt, sa transparence mortelle devint indiscernable. Baralis était plutôt fier de sa dernière mixture, presque inodore. Il se lava longuement les mains dans un bol d’eau froide. Pas question de conserver la moindre trace d’ingrédient sur ses doigts ; le mélange, particulièrement dangereux, commençait déjà à lui brûler la peau.
Ses mains portaient les stigmates de nombreuses années passées à travailler sur des substances mortelles. Les acides en avaient peu à peu rongé la chair, ne laissant que la peau sur les os. Ladite peau était rouge, tendue, et à force de se tendre tirait sur les phalanges qu’elle repliait vers les paumes. Baralis se massait les doigts tous les jours avec des huiles tièdes dans l’espoir de préserver le peu de mobilité qui leur restait. Ses mains, autrefois fines et élégantes, ressemblaient désormais à celles d’un vieillard.
C’était le prix à payer pour ses compétences. Un prix élevé pour qui attachait autant d’importance que lui à la manipulation et au doigté, mais il fallait en passer par là. On n’obtenait rien sans rien, et la gloire exigeait des sacrifices.
L’heure était venue d’aller déposer le carafon de vin dans les quartiers de Maybor. L’après-midi, le seigneur se trouvait d’ordinaire hors du château, occupé à chasser ou à se promener à cheval. Baralis devrait s’en charger lui-même. Il ne pouvait se fier à Craupe pour une opération qui réclamait autant de discrétion.
Cette entreprise allait lui demander une grande prudence. Baralis aurait préféré se glisser de nuit dans la chambre de Maybor, à la faveur de l’obscurité, mais cela ne cadrait pas avec ses plans. Le crépuscule devrait suffire. Baralis s’introduisit dans le labyrinthe par la cave à bière, sans attirer l’attention. Il avait le don de passer inaperçu ; rechercher l’ombre et les recoins représentait pour lui une seconde nature.
Il progressa rapidement et parvint bientôt aux appartements de Maybor. Entendant un bruit de conversation, il se rapprocha du mur et plaqua son oreille contre une minuscule fissure entre deux pierres ; à sa grande stupéfaction, il reconnut la voix de la reine. Arinalda dans les quartiers de Maybor – quelle intrigue était-ce là ? La reine ne se déplaçait pas dans les appartements privés, elle convoquait les gens en sa présence. Baralis tendit l’oreille.
« Je me réjouis d’apprendre que votre fille est favorable à cette union. Je commençais à la croire réticente. » La reine parlait sans chaleur, avec un dédain nettement perceptible à travers la fissure.
« Votre Altesse, je vous assure que Melliandra ne rêve que d’épouser votre fils. » La voix de Maybor dégoulinait d’obséquiosité. Baralis plissa les yeux avec mépris.
« Très bien, déclara la reine. La cérémonie de fiançailles aura lieu dans dix jours. Vous comprendrez certainement que, dans cette affaire, mieux vaut agir sans perdre de temps.
— Tout à fait, ma reine. Je suggère cependant, avec la permission de Votre Altesse, que les fiançailles soient tenues secrètes jusqu’au dernier moment. » Il y eut une courte pause, puis la reine reprit, d’une voix glaciale qui porta droit jusqu’à Baralis :
« Je suis d’accord. Il est à la cour des gens qui n’ont nul besoin de connaître notre arrangement. Je vous laisse, messire Maybor. Passez une bonne journée. » Baralis colla son œil à la fissure et vit Maybor s’incliner bien bas devant la reine. Quand la porte se fut refermée, son humilité céda la place à une expression de triomphe.
Baralis sourit froidement en voyant le seigneur se servir un verre. « Savourez votre vin, Maybor, murmura-t-il. Vous n’apprécierez peut-être pas autant la prochaine coupe. » Le chancelier s’assit pour attendre le départ de Maybor, le carafon de vin se réchauffant dans sa main.
Melli était hors d’elle. Son frère Kedrac venait de partir. Il lui avait appris que ses fiançailles étaient conclues – la reine avait même fixé la date de l’annonce officielle.
À entendre ainsi parler de son sort décidé sans son consentement, elle sentait la rébellion bouillonner dans son sein. Pour rien au monde elle n’épouserait Kylock, ce prince froid et arrogant. Elle ne tenait pas à devenir reine des Quatre Royaumes s’il devait être son roi. Elle ignorait pourquoi elle le détestait à ce point – il se montrait toujours courtois lors de leurs rencontres ; mais il y avait en lui quelque chose de profondément déplaisant. Chaque fois que Melli le croisait dans le château, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner. Et voilà que son père avait finalisé l’accord.
Oh, Melli connaissait parfaitement les ambitions de son géniteur. La faiblesse du roi encourageait chaque seigneur à batailler pour accroître son influence, et Maybor ne différait pas des autres : quand il n’était pas en train de guerroyer, il intriguait et complotait. De toute évidence il avait décidé de passer à l’ultime étape – placer sa fille au pied du trône. Maybor se moquait bien d’elle ; il ne s’intéressait qu’à ses précieux fils. C’était notamment parce qu’il avait voulu protéger leur héritage que la guerre avec les Halcus avait éclaté.
L’affaire avait mal tourné, cependant, car ses terres situées le long du Nestor n’étaient plus qu’un champ de bataille et leurs célèbres pommeraies n’avaient jamais connu un rendement aussi médiocre. La bourse de Maybor s’en ressentirait cruellement.
Melli le haïssait ! Mais pensait-elle à son père, ou à Kylock ? La veille au soir, quand elle avait catégoriquement refusé d’épouser le prince, Maybor l’avait giflée. Dans les jardins ! Où n’importe qui aurait pu les voir. Depuis peu, avait-elle remarqué, son père préférait tenir conseil à l’extérieur. Il semblait croire que les murs avaient des oreilles.
Ces cinq dernières années ne lui avaient rien apporté d’autre qu’une immense désillusion. Elle avait tant désiré devenir une femme. Mais quand ses seins avaient poussé et que son sang s’était mis à couler, elle avait découvert qu’elle restait une jeune fille. Sa présentation à la reine n’avait pas été le triomphe glorieux qu’elle avait imaginé. Un pays en guerre n’avait pas de temps à perdre en cérémonies frivoles, et il ne s’était pas trouvé grand monde pour admirer sa robe. Mais il y avait pire.
Sa vie à la cour ne l’amusait plus. Les robes et bijoux dont elle avait rêvé l’ennuyaient ; les jeunes seigneurs n’étaient que des idiots naïfs et pompeux, et aucun ne trouvait grâce à ses yeux. Surtout, une demoiselle de son rang se voyait soumise à d’innombrables restrictions. Enfant, elle avait le droit de courir dans les couloirs, de chiper des friandises dans la cuisine ou de rire aussi bruyamment qu’elle en avait envie. Désormais, elle ne jouissait plus de la moindre liberté ; elle aurait tout aussi bien pu se cloîtrer dans sa chambre. On lui disait sans cesse :
« Marche la tête droite, Melliandra. »
« Parle d’une voix douce et mélodieuse, Melliandra. »
« Ne contredis jamais un homme, Melliandra. »
Les femmes devaient observer des commandements sans fin. Melli était supposée changer de toilette trois fois par jour, n’avait pas le droit de descendre dans les jardins sans se faire accompagner d’une servante, ne pouvait monter à cheval qu’en amazone, devait boire son vin allongé d’eau et montrer un appétit d’oiseau. Pour couronner le tout, on l’obligeait à s’enfermer toute la journée avec de vieilles matrones, à coudre et à échanger des ragots.
Ses amies adoraient peut-être s’habiller et badiner, mais elle trouvait ce rôle de femelle stupide indigne d’elle ; et elle ne donnerait jamais raison à un homme s’il avait tort. Elle détestait tout cela au point de haïr ce nom qu’elle avait si longtemps désiré et de regretter l’époque où elle n’était que Melli.
Elle s’assit au coin de son lit et s’interrogea sur la conduite à adopter. Concernant les fiançailles, elle n’avait guère le choix ; son père y tenait absolument, et elle n’osait se dresser contre lui. Elle avait entendu trop d’histoires de flagellation, de privation de nourriture ou pire encore à propos des filles qui se rebellaient contre leur père – des histoires effrayantes, que sa vieille nounou lui racontait avec délices.
Elle avait vaguement entretenu l’espoir que la reine s’opposerait aux fiançailles, décidant à la dernière minute que Melli n’était pas assez bonne, assez jolie ou bien née pour son fils, mais elle semblait aussi soucieuse que son père de conclure l’affaire.
La reine Arinalda se trouvait dans une position difficile. Les ambitions territoriales du duc de Brennes ne laissaient pas de l’inquiéter. La cité de Brennes, devenue trop grosse pour subvenir à ses propres besoins, commençait à chercher ailleurs de quoi alimenter ses tables. Les Quatre Royaumes auraient constitué un festin de roi ; aussi devaient-ils paraître forts pour écarter toute idée de conquête dans l’esprit du duc. Voilà pourquoi la reine avait choisi de s’allier avec le plus puissant seigneur des royaumes : le père de Melli. Maybor serait contraint de défendre le roi contre quiconque prétendrait le défier ou envahir ses terres. Au-delà des motivations de ce mariage, Melli savait au moins une chose avec certitude : elle n’était qu’un pion.
Elle avait tenté de raisonner son père la veille au soir, le suppliant de renoncer à cette idée de fiançailles. Il n’avait rien voulu entendre et lui avait fait remarquer que chaque parcelle de tissu sur son dos, chacune des bagues à ses doigts lui appartenait. Ainsi que le moindre souffle qui s’échappait de son corps, même s’il ne l’avait pas dit explicitement. Melli n’était qu’une marchandise, qu’il se préparait à mener au marché.
Non, se dit Melli, on ne m’échangera pas comme un sac de farine.
Elle allait s’enfuir. La visite de Kedrac avait fait déborder le vase. Son frère lui avait expliqué, avec sa condescendance coutumière, que ces fiançailles constituaient un grand honneur pour leur famille, une opportunité formidable, l’occasion d’acquérir davantage de terres et de prestige ; mais sur elle, pas un mot. Il s’était contenté de discourir sans fin à propos de lui, son avenir, ses projets et ses attentes… Elle ne représentait rien à ses yeux, sinon un moyen d’accéder à davantage de pouvoir et de gloire. Son père ne valait pas mieux : lui envoyer Kedrac au lieu de venir en personne montrait bien le peu de cas qu’il faisait d’elle.
Melli prit une profonde inspiration. Elle allait quitter le château. Elle ne serait plus la propriété de son père et de ses frères, un simple objet, un pion dans leurs manigances. S’ils croyaient quelle se prêterait docilement à leurs petits jeux, ils la connaissaient mal.
Melli fit les cent pas dans sa chambre en fulminant. Sa colère la renforçait, lui donnait envie de prendre sa vie en main. À la fenêtre, elle jeta un coup d’œil sur le monde extérieur ; elle avait bien l’intention d’en faire partie. C’était un soir paisible, il pleuvait doucement et un petit vent frais lui caressa la joue. Au lieu de se sentir grisée, elle éprouvait de la crainte : le vaste monde lui faisait signe… ambivalent et inconnu. Melli frissonna et referma les lourds rideaux de brocart.
Elle s’en tiendrait à son plan. Elle quitterait le château cette nuit.
Ses réflexions furent interrompues par l’entrée de sa servante, l’espiègle Lynnie, qui lui prépara une robe pour la soirée. « Vous feriez mieux de vous hâter, ma dame, où vous serez en retard pour le dîner.
— Je ne me sens pas très bien, Lynnie. Je prendrai un repas froid dans ma chambre.
— Vous m’avez pourtant l’air en pleine forme. Vous devez descendre. Des visiteurs sont arrivés de Lambois, et votre présence sera requise.
— Fais ce que je te dis », ordonna sèchement Melli. La fille quitta la pièce, balançant les hanches avec une insolence étudiée.
Melli entreprit de trier ses affaires pour décider ce qu’il convenait d’emporter. Elle ne possédait pas d’argent en propre mais on lui permettait de conserver quelques bijoux, qu’elle glissa dans une bourse en toile. Elle disposait d’un miroir, désormais, et en balayant la pièce son regard s’arrêta dessus ; elle se trouva toute petite, et effrayée.
Melli rassembla ses longs cheveux bruns et les noua au moyen d’une lanière de cuir, ce qui lui convenait beaucoup mieux, pensait-elle, que les coiffures trop élaborées en vogue à la cour. Elle enfila une robe de laine toute simple, attacha sa bourse gonflée de joyaux à sa ceinture et choisit son manteau d’équitation le plus épais. Il ne lui restait plus qu’à attendre que Lynnie lui apporte son dîner. Elle s’en irait ensuite, en se faufilant hors du château à la faveur de l’obscurité. Pas une seconde elle n’envisagea de partir sans avoir mangé – c’eût été complètement stupide.
Elle se glissa entre les draps pour patienter et réfléchir à sa destination. Avant de mourir, sa mère avait mentionné de la famille à Annis. Melli partirait là-bas.
Messire Maybor passait une excellente journée. La reine avait approuvé l’union entre Kylock et sa fille. Il avait copieusement arrosé la nouvelle.
Pendant le dîner, il examina la grand-salle. Les immenses tapisseries qui accrochaient son regard retraçaient l’éclatement des Quatre Royaumes au cours des effroyables guerres de la Foi. Elles montraient également l’homme qui, plus d’un siècle plus tard, les avait réunis au mépris de l’Église. Les Quatre Royaumes bénéficiaient des terres les plus fertiles du Nord, idéalement situées pour les travaux des champs et l’exploitation forestière. Leurs habitants étaient gras et prospères, leurs armées entraînées et bien nourries. Harvell le Féroce avait été le catalyseur des guerres de Réunification. Grâce à lui, ce pays vert et vibrant avait recouvré son énergie.
Maybor se plaisait à croire qu’on retrouvait en lui un peu de la nature de Harvell. Avant la fin de l’année, sans doute aurait-il sacrifié à cette grandiose tradition propre au lignage des rois. Sa propre fille allait devenir reine ! Il avait le plus grand mal à contenir son excitation.
Bon nombre de seigneurs assis autour de la grande table considéraient sa bonne humeur inhabituelle avec une expression perplexe ; Maybor riait sous cape en songeant qu’ils ignoraient tout de son ascension prochaine. Débordant de bonne volonté, il réclama davantage de venaison et de bière, et applaudit même les ménestrels, qu’il avait pourtant coutume de bombarder de légumes et d’os de poulet.
Il faudra faire abdiquer le roi, songea-t-il. Ce n’est qu’une coquille creuse qui n’a plus sa place sur le trône. Les Quatre Royaumes avaient besoin de sang neuf – celui de son futur gendre. Certes, Kylock était jeune, mais Maybor prévoyait déjà de tourner cette jeunesse à son avantage en influant sur ses décisions, en modelant le nouveau roi ; il deviendrait son éminence grise !
Il interrompit un moment cette rêverie délicieuse pour réfléchir au prince Kylock. Quelque chose chez ce garçon lui donnait la chair de poule, mais peu importe, se dit-il, il fera un bon roi sous ma houlette. Melliandra, son ingrate de fille, avait décrété qu’elle refusait de l’épouser. Eh bien, peu importaient ses objections désormais. Au besoin, il se chargerait personnellement de briser son tempérament rebelle.
La première mesure qu’il soufflerait au nouveau roi consisterait à mettre un terme définitif au conflit avec les Halcus. Ses terres n’avaient que trop servi de campement militaire et de champ de bataille. Une fois la guerre finie, Maybor revendiquerait les domaines à l’est du Nestor, de bonnes terres pour y faire pousser des pommes à cidre.
Profit personnel mis à part, d’autres raisons l’incitaient à vouloir en finir avec la guerre sans tarder. Brennes mijotait quelque chose. Le duc avait déjà entamé une campagne d’annexion dans le sud-est et ne tarderait pas à tourner son regard vers l’ouest. Haute-Muraille et Annis étaient fortes et bien armées. Les royaumes en revanche, tout entier absorbés par leur conflit avec le Halcus, appelaient pratiquement à se faire envahir. Malgré la distance, les ancêtres du bon duc avaient autrefois possédé des terres à l’ouest du Nestor, et une vieille revendication, si ténue soit-elle, ne manquait jamais d’enflammer les passions indignées des candidats à l’invasion.
Maybor vida sa coupe. Il se faisait tard, aussi prit-il congé de ses compagnons de table, le pied quelque peu hésitant après toute la bière qu’il avait engloutie, et regagna ses appartements. Il n’avait qu’une envie – boire un dernier verre de lobanfern rouge pour faciliter sa digestion, puis se coucher et dormir à poings fermés.
« Kelse, espèce de fainéant, cria-t-il en arrivant à sa porte. Prépare mon lit et remets du bois sur le feu. Je suis transi. » Maybor s’étonna de ne pas entendre le trottinement des pas de son serviteur sur les dalles ; d’ordinaire, Kelse se montrait plus empressé. Peut-être se trouvait-il déjà dans la chambre, en train de réchauffer les draps avec des briques brûlantes.
Maybor entra dans ses appartements et les trouva glacials ; le feu s’était éteint. « Malédiction ! grommela-t-il. Kelse, où te caches-tu, par Bore ? » Il marcha jusqu’à la table où il gardait toujours un carafon de son vin favori, se servit généreusement puis passa dans la chambre à coucher.
En portant sa coupe à ses lèvres, il aperçut un corps étendu au pied de son lit. Il reconnut son serviteur. Perplexe, Maybor posa la coupe, s’agenouilla auprès de lui et lui administra une bonne gifle.
« Satané tire-au-flanc d’ivrogne. Réveille-toi à l’instant, ou j’aurai tes entrailles sur un plateau. » Kelse demeurant sans réaction, Maybor sentit l’inquiétude grandir en lui ; l’autre n’avait pas esquissé un geste. « Quelle traîtrise est-ce là ? » Ses yeux s’arrêtèrent sur la coupe renversée à côté du corps. Maybor la porta à ses narines et renifla : du lobanfern rouge. Il palpa le corps sans vie de son serviteur. « Du poison », murmura-t-il.
Maybor sentit ses poils se hérisser sur sa nuque. Le poison lui était destiné, cela ne faisait aucun doute. Le malheureux Kelse lui avait volé une coupe et l’avait payé de sa vie. Maybor eut un sourire macabre. Sans le vouloir, son serviteur avait accompli le plus noble de ses devoirs : se sacrifier pour son maître. Maybor tremblait en songeant à ce qui serait advenu si le vin drogué avait franchi ses lèvres. Et il connaissait le responsable.
« Baralis », marmonna-t-il dans sa barbe. Il s’y attendait presque. Voilà des mois que le chancelier du roi le regardait avec des yeux brillants de haine. Ils avaient un compte à régler tous les deux ; apparemment, Baralis avait choisi de frapper le premier.
Le poison correspondait bien à la couardise de Baralis, qui affectionnait ce genre de méthode. En homme de combat, vétéran de nombreuses campagnes, Maybor n’avait que mépris pour les tactiques sournoises. Si lui devait préparer un assassinat – et, après les événements de cette nuit, il n’avait guère le choix, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il ignore une tentative de meurtre –, il s’en remettrait à des moyens plus conventionnels. Maybor trouvait davantage de beauté et de certitude dans un couteau sur la gorge que dans un carafon de vin empoisonné.
« Vos plans ont échoué ce soir, murmura-t-il doucement. Dormez bien, Baralis, seigneur et chancelier, car il ne vous reste plus beaucoup de nuits pour rêver. »
Comme d’habitude, Jack se leva à quatre heures. Il n’avait plus à nourrir le four pendant la nuit – on avait confié cette tâche à un garçon plus jeune. Désormais chargé de superviser la cuisson de la première fournée, il disposait ensuite de la cuisine pendant une heure entre le départ de son remplaçant et l’apparition de maître Frallit et des autres boulangers.
Il s’habilla rapidement, la température de sa chambre n’incitant guère à traîner. Ses braies étaient vieilles de quatre mois et il pouvait constater avec plaisir qu’elles lui allaient toujours aussi bien ; il avait enfin cessé de grandir. Pas trop tôt ! Être le plus grand des cuisines n’avait rien d’amusant ; c’était toujours lui qu’on appelait pour chasser les araignées sur leurs toiles, ou décrocher les papillons de nuit des herbes à séchage lent.
En enfilant sa tunique légère, il nota qu’elle empestait la sueur. Il espérait croiser Findra, la servante en salle ; or il s’était aperçu dernièrement que les filles n’appréciaient pas les odeurs trop généreuses. Ce qui paraissait curieux : Finaud lui avait enseigné qu’une absence d’odeur s’avérait souvent pire que la puanteur la plus abominable : « Les femmes choisissent d’abord leur amant avec leur nez ; l’odeur d’un homme doit afficher ses intentions », comptait parmi ses maximes favorites. Après avoir décidé d’enfariner sa tunique pour créer un subtil équilibre propre à séduire les filles, Jack se rendit aux cuisines.
Il commença par ajouter du bois odorant dans la fournaise. Frallit soutenait qu’il n’existait que deux sortes de bois : un pour se chauffer, l’autre pour la cuisine. Pendant la nuit, on alimentait le foyer avec du bois ordinaire comme le chêne ou le frêne, mais la cuisson réclamait des essences plus nobles. Le jour, on ajoutait donc de l’aubépine, du noisetier et du marronnier avant d’enfourner le pain. Le maître boulanger ne jurait que par ces bois-là : « Ils donnent à la pâte une fragrance qui devient saveur quand la chaleur est assez forte », disait-il.
Ensuite, Jack alla chercher ladite pâte sur une étagère située au-dessus du four ; la chaleur du foyer la faisait lever pendant la nuit. Ôtant le linge humide qui recouvrait le plateau, il enfonça son poing dans chaque boule de pâte avant de les pétrir d’une main rendue habile par l’expérience. Il forma prestement des rangées de pâte impeccables, puis ouvrit l’énorme porte en fer du four dont la chaleur infernale le frappa au visage. Il s’y était déjà brûlé les cheveux plus d’une fois. Après avoir enfourné les pains sur les plateaux, il referma la porte et jeta une mesure d’eau dans la fournaise ; la vapeur produite donnerait une vigueur supplémentaire à la croûte.
Jack se consacra alors à la préparation des « miches de midi » qui constitueraient les troisième et quatrième fournées de la journée. La population de Château Harvell était si nombreuse que le four fonctionnait presque toute la journée. Les premières fournées du matin se composaient de masselin, mélange de seigle et de froment qui nourrissait aussi bien les seigneurs que les serviteurs ; les suivantes dépendaient des visiteurs qui se trouvaient au château. À l’occasion de la venue de nobles ou d’émissaires étrangers, le maître boulanger avait coutume de préparer en leur honneur des spécialités de leur pays. Pendant l’après-midi, tandis que les pains sucrés et les pâtisseries refroidissaient, Frallit profitait de ce qu’il appelait son « privilège de boulanger ».
Harvell, comme la plupart des villes, possédait plusieurs fours communaux où les femmes venaient faire cuire leur pain. Le tarif habituel était d’un sou de cuivre par miche. Frallit louait le four du château à un prix similaire. En homme d’affaires averti, il offrait une miche gratuite par douzaine ; son petit commerce n’avait pas tardé à devenir fort lucratif. Le cellérier et le chef cuisinier touchaient une part des bénéfices pour fermer les yeux. Quant à Jack, la menace d’une bonne correction l’incitait efficacement à garder le silence.
Une fois les miches de midi prêtes et la pâte mise à lever, Jack était libre de se trouver quelque chose à manger. Il profitait généralement de ce temps d’attente pour avaler une chope de bière et un bol de restes dans la salle des serviteurs. Ce matin-là, toutefois, Baralis l’avait gardé si tard qu’il n’avait qu’une seule envie : s’asseoir un moment pour prendre un peu de repos.
Il s’allongea sur un banc et appuya sa tête contre le rebord, les paupières lourdes ; il n’avait dormi que trois heures la nuit précédente. Perclus de fatigue, il sombra un instant plus tard dans un sommeil sans rêve.
La première chose qu’il vit en ouvrant les yeux fut une épaisse fumée noire s’échappant du four. « Malédiction ! » s’exclama-t-il, comprenant aussitôt qu’il s’était assoupi en laissant cuire le pain. Il se précipita pour ouvrir le four, mais son nez lui avait déjà appris ce que ses yeux ne pouvaient que confirmer : la fournée avait brûlé. Huit douzaines de pains. Jack était glacé de peur. Frallit le tuerait pour cela. La moitié de la production du matin réduite en cendres. Oh, pourquoi s’était-il endormi !
L’esprit s’emballant sous l’effet de la panique, Jack fixait les pains carbonisés. Il aurait donné n’importe quoi pour revenir en arrière. Maître Frallit avait déjà fouetté un garçon jusqu’au sang pour un tel motif ; le malheureux n’avait plus jamais reparu en cuisine. Cette semaine encore le maître boulanger avait averti Jack que son travail se relâchait, et menacé de le chasser du château s’il ne s’améliorait pas. Rêver de partir était une chose, mais se faire jeter dehors en était une autre.
Que faire ? Maître Frallit allait arriver d’une minute à l’autre. Si seulement Jack avait pu changer les choses, faire en sorte que les pains reviennent à l’état de pâte ! Le front plissé par le désespoir, le jeune homme fut pris d’un violent mal de tête. Il se sentit soudain très faible ; saisi de vertige, il s’écroula au sol et perdit connaissance.
Baralis n’avait pas dormi de la nuit, ressassant les propos qu’il avait surpris dans les appartements de Maybor. De toute évidence, la reine s’essayait au jeu de la politique et cherchait à consolider sa position en mariant Kylock à la fille de Maybor. Elle était folle de croire qu’une telle alliance assurerait la sécurité de son époux. Maybor commencerait par déposer le vieux roi et mettre Kylock à sa place, en s’imaginant pouvoir contrôler son jeune gendre inexpérimenté.
Seulement, il n’y aurait pas de fiançailles : une fois Maybor mort, la reine trouverait beaucoup moins d’intérêt à la ravissante Melliandra. Baralis sourit ; ses dents étincelèrent à la lueur du feu. Il avait mieux en vue pour le prince Kylock, une personne de plus haut rang que la fille d’un seigneur local. Le temps était venu pour les royaumes d’assumer un rôle central dans l’arène du monde civilisé.
Baralis n’arrêtait pas de se tourner et se retourner dans la lueur du petit matin, anticipant sur la journée à venir. Cette vipère intrigante de Maybor allait enfin se retrouver hors de son chemin ! Il devait songer à faire répéter son alibi à Craupe : la veille, ils avaient passé la journée ensemble à ramasser des herbes médicinales. C’était en partie vrai – Craupe était effectivement allé cueillir des fleurs dans la forêt. Pour fleurir le tombeau de Maybor.
Soudain, Baralis éprouva la sensation inimitable qui signalait l’usage de la magie. Quelqu’un au château effectuait une projection de force pure. Un mauvais pressentiment l’envahit. La puissance dégagée était impressionnante et cependant, étrangement fruste. Le corps de Baralis n’était plus qu’un nœud de perception ; sa conscience en jaillit, et fila vers la source de la projection.
« Jack, Jack, réveille-toi. À quoi pensais-tu ? T’endormir en laissant les pains au four…, grogna Tilly. Une chance qu’ils n’aient pas brûlé, sans quoi tu aurais eu affaire à Frallit. »
Jack se redressa sur son séant, ébahi. « Mais ils ont brûlé, Tilly. Je…
— Oh, tais-toi, bougre d’imbécile. Tu devais encore rêver. Ils dorent bien gentiment, regarde. »
Jack jeta un coup d’œil par le trou prévu dans la trappe pour surveiller la cuisson et découvrit avec stupeur que Tilly avait raison – les pains cuisaient normalement. Quelqu’un avait sans doute remplacé la fournée brûlée par une autre pendant son évanouissement. Lorsqu’il se leva, il dut lutter contre une sensation de nausée.
Jack vérifia les pains en attente. Leur nombre n’avait pas varié. Si une nouvelle fournée cuisait dans le four, les plateaux auraient été vides. Humant l’air, le jeune homme décela une légère trace de brûlé – il n’avait pas rêvé. Il courut inspecter les poubelles, mais n’y vit pas la moindre miche calcinée.
Tilly le regardait comme s’il était devenu fou. Il avait pourtant vu les pains brûlés. Qu’avait-il donc fait ? Il se souvint d’avoir ressenti comme un nœud à l’estomac et une pression douloureuse contre son crâne, juste avant de s’évanouir.
Jack sentit qu’il se trouvait à un tournant de son destin. Quelque chose s’était produit, contraire aux lois de la nature, une chose terrible – et il en était responsable. Il se mit à trembler, les jambes flageolantes ; il avait besoin de se coucher, de dormir, d’oublier.
« Tilly, je ne me sens vraiment pas bien. Il faut que je me repose. »
La jeune femme, qui lui trouvait un drôle d’air, se radoucit. « Très bien, j’arrangerai cela auprès de Frallit. File, maintenant. »
Baralis localisa le déchaînement de pouvoir dans le sous-sol du château. Excité comme un limier qui a flairé une piste, il s’habilla rapidement, appela Craupe et partit en compagnie du simplet vers les étages inférieurs.
Pour la première fois depuis des années, le chancelier avait peur. Fervent adepte de la planification méticuleuse et soucieux du moindre détail, il détestait les imprévus ; rien ne le perturbait davantage. Ceux qui pratiquaient la sorcellerie étaient rares et dispersés, surtout dans le Nord – c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait choisi de s’y établir. Pour être le seul à la cour des Quatre Royaumes à posséder cet atout diabolique.
Voilà en effet comment les imbéciles considéraient la sorcellerie : un don du diable. Ils pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient ; l’ignorance d’autrui constituait depuis longtemps l’une de ses meilleures armes. Les gens du château avaient peur de lui. On chuchotait dans son dos qu’il était un démon, un sorcier, un dément. Il ne faisait rien pour décourager ces rumeurs : qu’on le craigne lui convenait parfaitement.
L’idée que quelqu’un d’autre au château puisse avoir accès à cette source de pouvoir occulte lui fit presser le pas.
Ils se rapprochaient du lieu de la projection. Les cuisines ! L’incident s’était produit dans les cuisines, Baralis en avait la certitude. Il fonça, indifférent aux serviteurs et aux gardes qui s’écartaient précipitamment de son chemin.
En arrivant dans les vastes cuisines du château, il sentit le contrecoup lui hérisser le poil. Sans un mot pour le personnel ahuri, il traversa la cuisine proprement dite et pénétra dans la boulangerie. C’était là, tous les pores de sa peau le lui confirmaient. Quand il s’approcha du four, les vestiges de la projection passèrent sur lui comme des ridules à la surface de l’eau. Cela s’était bel et bien produit ici. Il parcourut la salle du regard, ignorant Tilly et le maître boulanger. Sur une grande table en bois près du four, des dizaines de pains étaient en train de refroidir. Les pains ! Voilà ce qu’on avait pris pour but.
Cela n’avait aucun sens. Qui donc irait user de sorcellerie sur de vulgaires pains ? Baralis examina la situation en se frottant le menton. Il regarda Tilly et le maître boulanger : certainement pas l’un de ces pauvres diables terrorisés. Sans crier gare, il attrapa la jeune femme par le poignet et lui tordit le bras dans le dos.
« Viens par ici, ma fille, fit-il d’une voix suave qui démentait la brutalité de son geste. J’ai l’impression que mon serviteur t’effraie. » Encore une torsion du bras. « Tu as raison d’avoir peur. Craupe est un homme dangereux ; n’est-ce pas, Craupe ? » Il se tourna vers ce dernier, qui acquiesça avec enthousiasme. « Maintenant, réponds à ma question. Que s’est-il passé ici ce matin ? »
Tilly paraissait perplexe. « Rien, monsieur. » Les larmes lui vinrent aux yeux.
« Qui se trouvait ici dans la cuisine ce matin ? » Nouvelle torsion du bras.
« Personne, monsieur. Rien que moi, maître Frallit, et Jack.
— Nul autre ? En es-tu certaine ?
— Ma foi, monsieur, je viens à peine d’arriver. Vous feriez mieux d’interroger Jack – il était là plus tôt.
— Et où se trouve Jack, maintenant ? » La voix de Baralis se faisait douce et caressante comme de la soie.
« Parti se coucher ; il ne se sentait pas bien. »
Baralis lâcha Tilly. Une idée commençait à se former dans son esprit. « Comment cela ? Qu’avait-il exactement ?
— Ma foi, monsieur, c’était plutôt étrange. En arrivant, je l’ai trouvé endormi par terre, et il m’a baragouiné quelque chose à propos des pains qui auraient brûlé, sauf que, bien sûr, ce n’était pas le cas… et alors il m’a dit qu’il ne se sentait pas bien.
— Où se trouve sa chambre ?
— Dans la partie sud des quartiers des serviteurs, tout en haut. »
Baralis réfléchit un moment, en contemplant le four. « Que l’on détruise ces pains.
— Mais ça représente la moitié de la fournée du matin…
— Faites ce que je vous dis ! » Baralis défia le maître boulanger du regard ; l’autre détourna les yeux. Certain qu’il serait obéi, Baralis pivota et quitta la cuisine, Craupe sur les talons.
Au lieu de regagner sa chambre, Jack avait préféré sortir prendre l’air. Il avait la tête lourde, douloureuse, comme après avoir bu trop de bière.
Il se laissa tomber dans l’herbe, les jambes molles. En levant les yeux, il aperçut au loin la silhouette reconnaissable entre mille de Baralis. Le chancelier était suivi de Craupe, et tous deux se dirigeaient vers les quartiers des serviteurs. Ils venaient des cuisines. À la vision du manteau noir de Baralis ondulant dans la brise, Jack sentit l’appréhension le gagner.
Même à l’autre bout de la cour, Jack pouvait voir de la détermination dans les sourcils froncés de Baralis. Il frissonna, convaincu que les deux hommes en avaient après lui.
Il rassembla ses pensées. Il avait commis une chose terrible ce matin, transgressé une loi fondamentale. Et il semblait que Baralis, la seule personne au château à verser, d’après ce qu’on disait, dans ces pratiques, l’avait appris. Lui et Craupe le cherchaient, probablement pour le punir – ou pire. Il avait changé le cours des événements, accompli une aberration contre nature… dans un pays où cela pouvait facilement vous faire lapider.
Chacun savait qu’il existait de par le monde des forces inexplicables, mais personne n’aimait en parler. Mentionner la sorcellerie revenait à nommer le diable ; or, Finaud lui avait dit des centaines de fois qu’il ne fallait pas prononcer le nom du diable. Cela faisait-il de Jack un être diabolique ? Il n’en avait pas l’impression. Certes, il se montrait quelquefois paresseux et ne témoignait pas toujours à maître Frallit autant de respect qu’il aurait dû – mais, diabolique ?
Des nuages occultèrent le soleil, plongeant Jack dans l’ombre. Il y avait bel et bien quelque chose de diabolique en lui, une mauvaise pensée qui s’apparentait à un péché : la haine terrible qu’il nourrissait envers celui qui l’avait engendré puis abandonné, et qu’il aurait voulu voir mort. C’était la première fois que Jack osait se l’avouer. Trop longtemps il avait tenté de s’abuser lui-même, de se convaincre qu’il se moquait de connaître son père. Les événements de la matinée semblaient lui avoir enfin permis d’admettre la violence de ses sentiments. Sa mère n’était pas une sainte, soit, mais elle n’avait pas mérité d’être abandonnée – et lui non plus.
Jack avait le pressentiment que tout était lié, d’une manière ou d’une autre : les pains, sa mère, son père… Il essaya de trouver un point commun et faillit mettre le doigt dessus ; mais en fin de compte, la réponse lui échappa.
Ne restait que la réalité de ce matin. Il avait une décision à prendre : devait-il demeurer au château pour encourir le courroux de Baralis et la désapprobation de ses amis, ou s’enfuir pour entamer une nouvelle vie ?
Peut-être parce que l’ombre lui faisait penser à la nuit, Jack éprouva le besoin de partir. Si le soleil avait continué de briller, sa vie aurait emprunté une autre voie.
Sa décision prise, Jack sentit un grand calme l’envahir. Cette matinée était peut-être une bénédiction – elle lui donnait une raison d’accomplir ce dont il s’était toujours contenté de rêver. Vivement, sans un regard en arrière, il traversa la cour en direction des remparts. Chaque foulée renforçait sa détermination, et quand il franchit les portes du château, il était certain d’avoir fait le bon choix.